La Suisse et les États-Unis, d'hier à aujourd'hui

L'été dernier, j'ai eu la chance d'arpenter plusieurs villes et régions des États-Unis pour l'édition d'un hors-série de la revue Le Regard Libre. Intitulé "Suisse et États-Unis, d'hier à aujourd'hui : l’heure de la comparaison", il est le résultat d'une réflexion menée sur les fondements culturels, politiques et philosophiques qui nous rapprochent ou nous différencient de cette nation occidentale en période de rupture.

Mes compagnons d'aventure, Jonas Follonier, Yann Costa, Nicolas Jutzet et moi-même, que nous ayons été seuls ou ensemble selon l’itinéraire, avons constamment tâché de critiquer les représentations de l'un et de l'autre des deux pays lors de la rédaction de nos contributions respectives.

Dans ce contexte, je publie un essai photographique fait d'images soit classiques soit composites (produites par superposition à partir de deux photographies) captées durant le voyage. Sous forme de fresque symbolique, ce corpus est tout entier teinté d'une aura dorée. Notion purement idéale, l'âge d'or est la matrice critique des concepts de progrès et de déclin, chers à la pensée moderne. Certains imaginent le raviver par la tradition, d’autres l’instaurer par un progrès à venir : tous l'ont vaguement en tête et s’entredéchirent sur les moyens d’y parvenir.

Cette démarche a été en partie inspirée par le film Megalopolis de Francis Ford Coppola (2024) à propos duquel j’émets quelques considérations dans un article au sommaire. Intitulé "Le crépuscule d'une idole", il note : "Les États-Unis, du fait d’avoir grandement investi le champ symbolique pour garantir leur socle culturel composite, deviennent un laboratoire historique où se confrontent l’héritage intellectuel de l’Occident et les forces de tension entre différentes formes d’idéalisme".

À disposition dans toutes les librairies Payot, découvrez le sommaire, prévisualisez ou commandez ce hors-série sur le site internet de la revue : https://leregardlibre.com/cpt-editions/le-regard-libre-suisse-etats-unis/

Lenzerheide, Switzerland

cairn dans un paysage minéral sur le totälpli au dessus de lenzerheide

Depuis qu'il m'est donné d'en rencontrer en chemin, j'ai toujours pu constater en moi l’émergence d’une considération contrariée à la vue des cairns — ces empilements de pierres érigés par mes congénères —, voire même d’une franche aversion. Pratique attestée depuis des temps immémoriaux afin de baliser le passage d’un col en terrain difficile, de marquer la présence d’un abri, de situer un site funéraire ou cultuel, sa raison d’être a progressivement perdu de son sens et en charme. Alors que l’alpiniste et le randonneur actuels font le suivi topographique et météorologique de leur itinéraire en temps réel après les avoir étudiés à l’avance, l’utilité et le symbole du cairn ont perdu de leur vigueur. Aujourd’hui, ce dernier se borne à signifier un passage: non pas celui à emprunter, mais le seul fait déclamatoire de celui qui aura déposé sa petite pierre à l’édifice; sans doute animé par l’idée candide et grandiloquente d’une humanité rassemblée par un même geste. D’un marqueur paysager utilitaire, le cairn contemporain ne s’exprime plus que comme l’acte symbolique d’une présence individuelle fière de son effort et de son existence partagée au sein du décor. De ce fait, je n’avais jamais octroyé d’égard que néfaste à cette entreprise, et n’avais jamais ressenti l’envie d’en photographier. Jusqu’à avant-hier.

Quand l’effort s’octroie tant les capacités physiques que cérébrales du corps, il devient très difficile d’opérer un regard tout à fait investi sur les alentours, si bien que l’appareil photographique demeure en pendentif, frappant la cadence sur la poitrine. En redescendant du sommet du Parpaner Rothorn que j’avais rejoint depuis la Hörnlihütte sur les hauts d’Arosa, j’ai remarqué un édicule rocheux auquel je n’avais pas prêté attention à l’ascension. Sur fond de toile minéral et désertique, de par sa forme quadrangulaire, il avait de quoi surprendre et évoquer quelque objet familier à l’humain traversant ce lieu, dont le toponyme est évocateur: “Totälpli”, soit l’alpe de la mort. Autrefois incorporée à un pan de montagne effondré depuis bien longtemps déjà, cette concrétion se distinguait par sa stature, qui bien qu’en pleine érosion, n’était pas sans rappeler celle d’une cabane en pierre sèche, d’une maison primitive, ou d’un abri troglodyte: une faille centrale mimant la présence d’une entrée au fronton de laquelle on aurait peint les armes d’une mystérieuse guilde montagnarde, un toit fait de pierres amoncelées, le tout serti d’un pourtour de gazon verdoyant.

Naturellement présent, notre bloc erratique aux allures géométriques artificielles a immanquablement attiré l’attention des passants qui l’ont surélevé d’un cairn triangulaire. Il est également le point d’ancrage d’un marqueur contemporain peint blanc-rouge-blanc des chemins de randonnée de montagne. J’aime penser que certains des fragments qui le surélèvent proviennent de ses flancs effrités, et qu’ils lui auraient ainsi été restitués. J’avais toutes les raisons, cette fois-ci, de faire acte photographique, puisque tous les attributs d’un cairn effectif et complexe étaient rassemblés. Malheur à celui qui désire ardemment faire état d’une conjonction existentielle extraordinaire par une image et qui ne dispose pas de lumière… Heureusement, après quelques essais déçus et avant de reprendre mon chemin, une rare éclaircie s’est faite sur la terre et en mon ciel.

Issu du projet “De la représentation des Alpes en Suisse” soutenu par la bourse de mobilité du Service de la culture du Canton de Fribourg

Carnet de voyage : Engelberg

26.04.2019 — © Nicolas Brodard

28.04.2019 — © Nicolas Brodard

Cher Gilles,

Arrivé à Engelberg en passant par la plaine urbanisée de Stans, la capitale cantonale, j’ai pu apercevoir le Titlis illuminé par la grâce d’une éclaircie bienvenue, car le climat de mon séjour s’annonce hivernal. Toutefois, la montagne phare de la région, surplombant le sud de la vallée de sa présence massive, n’exhibe jamais son sommet au village.

Ce dernier ne fait pas bonne impression au premier abord. La voie de chemin de fer est bordée de constructions résidentielles récentes qui ressemblent en tout point à ce qu’on trouve en plaine. Quelques bâtisses de style belle époque viennent toutefois rappeler que cette banlieue obwaldienne eut autrefois de plus grandes ambitions esthétiques en hommage aux montagnes qui la tiennent en respect.

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Fainéantise intellectuelle nationale, l’image de la Suisse, chèrement défendue par nos institutions promotionnelles, se voit constamment malmenée par la négligence d’innombrables réalités pourtant évidentes.
Cette image, il est temps d’en étudier et d’en montrer les véritables facettes.
Je ne vois rien de sincère non-plus dans celle que les Suisses cultivent eux-même avec zèle. Sans doute trop concernés par la recherche de bonnes affaires sur de lointains portails de vente en ligne afin de, par exemple, ravitailler le restaurant-concept-store dans lequel je me trouve à écrire ces lignes : mélange de mobilier traditionnel grossièrement poncé afin de lui conférer un aspect antique, repeint de guimauve, entouré de chaises dépareillées ayant également subi le même sort; le tout baignant dans une sorte d’expo-vente d’objets décoratifs et de bibelots traditionnels faussement authentiques tout droit sortis d’un container chinois.

La culture d’une image authentique par les locaux est absolument contradictoire et détestable, tant elle se fait sans goût, sans honnêteté, sans conséquence, et sans véritable conscience propre.

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Extrait de carnet de voyage, s’inscrivant dans le développement d’un projet photographique sur l’image de la Suisse alpine

25.09.2016 — LA FACE NORD DES BEAUX JOURS

15.11.2015 — Carnet de voyage : Vent de tempête sur le Bosphore

15.11.2015 — © Nicolas Brodard

En ces derniers instants de réconfort avant la pénombre, une chaude lumière d’automne s’efforce de maintenir encore le panorama offert aux stambouliotes endimanchés des bords du Bosphore.

Dans la salle d’attente de l’embarcadère de Besiktas, on attend le bateau bon enfant. Un souffle puissant se fait soudain entendre près des portes coulissantes. Sursaut général. Un nuage de fumée s’élève. Par les temps qui courent, on s’attend à tout.

Un garçon ayant échappé à la surveillance parentale vient de faire usage de l’extincteur de secours. Alors que le bonhomme nage encore en pleine confusion, les usagers alentour sourient en saluant la farce: «C’est un enfant qui a joué avec l’extincteur», s’amuse-t-on, de bonne humeur. Si contagieuse que le fauteur de troubles et son père éclatent de rire à leur tour. Une jolie fin de journée dans la joie. Un bel apprentissage, sans réprimande. La gène occasionnée par l’attention générale suffira à faire la leçon.
Un agent à casquette fend la foule hilare et s’approche. Tout sourire, le père explique que son fils a fait une bêtise et s'en excuse. L’agent s’en va.
Que les choses sont parfois bien faites. Il y aurait donc de l’espoir.

Mais c’est sans compter le zèle des grands imbéciles du petit pouvoir. L’agent de sécurité revient avec un responsable. Sans crier gare, le justicier passe un savon au père de famille qui se voit contraint d’hausser le ton pour faire entendre la nature de l’évènement. Plus long et plus fort que le souffle de l’extincteur, le sermon du mâtin raisonne. Malaise. Mais personne pour lui demander de la fermer. Personne pour s’en étonner. Ainsi, l’espoir s’en va.

Le garçon s’est lui détourné de la scène qu’on fait à son père. Les deux mains accolées au vitrage, il observe l’approche du Ahmet Hulusi Yildirim, fraîchement repeint. Il sera bientôt temps d'admirer les goélands à la poursuite du bateau. Avec en tête une deuxième leçon peut-être.
De celui qui a fait une petite bêtise, ou de celui venu faire un gros sermon… C’est bien le premier qui a obtenu la sympathie des grands.